ACTIONS À VOTE MULTIPLE

Nécessité ou injustice ?

La demande d’aide gouvernementale déposée par Bombardier a relancé le débat sur la légitimité des actions à droit de vote multiple. La sortie d’Alain Bouchard et sa volonté de garder le contrôle d’Alimentation Couche-Tard l’accentue encore. Pour ou contre cette exception au principe « une action, un vote » ?

La semaine dernière, Bombardier a posé un geste inusité : la multinationale québécoise a levé le nez sur une aide financière de 1 milliard US de la part du gouvernement fédéral. Parmi les principales raisons du refus, selon plusieurs médias : la volonté d’Ottawa d’obtenir un assouplissement de la structure d’actions à droit de vote multiple qui donnent le contrôle à la famille de Joseph-Armand Bombardier alors que celle-ci ne détient que 13 % de l’entreprise.

L’épisode rappelle un financement que Bombardier a fait en avril 2003. Le Régime de retraite des enseignants de l’Ontario (Teachers’) et d’autres investisseurs institutionnels étaient prêts à investir au moins 1 milliard dans l’entreprise à condition qu’elle abandonne sa structure à deux catégories d’actions. Bombardier a préféré émettre des actions en Bourse à des conditions financières moins avantageuses.

Et notons que l’an dernier, un scénario semblable s’est produit quand la Caisse de dépôt et placement du Québec a refusé de participer de façon importante à une émission d’actions de 868 millions US de Bombardier. Dans ses politiques, la Caisse préconise un maximum de six votes par action alors que les actions de catégorie A de Bombardier en ont 10. La Caisse a finalement investi 1,5 milliard US dans la division ferroviaire Bombardier Transport plus tôt cette année. L’entente prévoit des garanties de rendement et permet à l’institution d’avoir son mot à dire sur la sélection des candidats au conseil d’administration de l’entreprise québécoise.

Alain Bouchard, de son côté, s’est buté à des actionnaires récalcitrants quand il a voulu l’an dernier assurer la pérennité des actions à droit de vote multiple des fondateurs de Couche-Tard. 

« INJUSTE »

Anita Anand, professeure de droit à l’Université de Toronto et spécialiste en gouvernance des entreprises, croit qu’Ottawa devrait tenir son bout dans ses négociations avec Bombardier au chapitre des droits de vote.

« Les structures comprenant des actions à droit de vote multiple sont fondamentalement injustes parce qu’elles font porter une part disproportionnée du risque aux détenteurs d’actions subordonnées. »

— Anita Anand, professeure de droit à l’Université de Toronto

Mme Anand souhaiterait que les actions à droit de vote multiple disparaissent du paysage canadien. Mais comme cette perspective est peu probable, surtout que des entreprises américaines en vue comme Google et Facebook sont entrées en Bourse avec des actions à droit de vote multiple, la professeure presse à tout le moins les autorités de mieux encadrer ces structures. Elle prône notamment l’expiration automatique des actions à droit de vote multiple au bout d’un certain nombre d’années.

Le point de vue d’Anita Anand reflète bien celui de la communauté financière torontoise. Les structures à deux catégories d’actions « ne sont certainement pas idéales », soutient ainsi Jayson Moss, analyste du marché des actions pour Gestion de placements Franklin Bissett, dont les actifs sous gestion totalisent 20,3 milliards. « La présence de ce type d’actions accroît le profil de risque », dit-il. Ceci dit, Franklin Bissett se réserve le droit d’investir dans de tels titres « au cas par cas ». Par exemple, la firme est l’un des principaux actionnaires d’Alimentation Couche-Tard.

Même si des entreprises comme Stingray et Shopify sont récemment entrées en Bourse avec des actions à droit de vote multiple, le nombre de structures à deux catégories d’actions diminue depuis plusieurs années au Canada. Ce modèle reste néanmoins populaire au Québec : huit des 25 plus importantes entreprises québécoises cotées à la Bourse de Toronto sont contrôlées par des actions à droit de vote multiple.

ACQUÉREURS ÉTRANGERS

Pour Yvan Allaire, professeur émérite à l’UQAM et président exécutif du conseil d’administration de l’Institut sur la gouvernance (IGOPP), le Québec n’a pas à avoir honte de son affection pour les actions à droit de vote multiple. Au contraire.

« La règle “une action, un vote” n’est pas toujours optimale, surtout dans un monde d’arbitragistes et d’investisseurs militants de toutes natures », soumet M. Allaire, en rappelant qu’il préconise de ne pas accorder de droits de vote aux actionnaires à court terme.

« S’il n’y avait pas d’actions à droit de vote multiple, il faudrait trouver d’autres moyens pour s’assurer que les entrepreneurs qui bâtissent une entreprise n’en perdent pas le contrôle lorsqu’ils ont besoin de financement. »

— Yvan Allaire, professeur émérite à l’UQAM

Le risque de perte de contrôle de Couche-Tard est l’argument d’Alain Bouchard pour maintenir les droits de vote multiples.

Anita Anand ne nie pas que l’élimination des actions à droit de vote multiple faciliterait les prises de contrôle étrangères. Mais elle plaide que le gouvernement fédéral, grâce à la Loi sur Investissement Canada, pourrait bloquer celles qui viseraient des entreprises d’importance nationale, dont Bombardier.

Selon Yvan Allaire, les membres indépendants des conseils d’administration des entreprises contrôlées par des actions à droit de vote multiple protègent adéquatement les intérêts des actionnaires subalternes. Il relève que le conseil de Bombardier comprend actuellement deux ex-vérificateurs généraux du Canada, un ancien chef des finances de Google et un ancien PDG de la banque américaine Citigroup. « Ce ne sont pas des amis de la famille, ils ont des réputations à préserver et ils ont certainement leur franc-parler autour de la table », insiste M. Allaire.

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